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Le Bene Gesserit ne dit jamais de mensonges ordinaires. La vérité nous sert bien mieux.
Coda Bene Gesserit.
Par une matinée grise, le Duc Leto déjeunait seul dans la cour du Castel Caladan. Il n’avait pas touché à son assiette de poisson fumé et d’œufs frits. Un dossier magnétique gonflé de documents de papier métallisé se trouvait à portée de sa main droite. Kailea semblait se préoccuper de moins en moins des affaires quotidiennes. Il y avait beaucoup à faire, mais rien de très intéressant.
Thufir Hawat était parti en hâte pour s’occuper des détails de sécurité de la journée. Et les pensées de Leto revinrent au Long-courrier qui s’était placé en orbite avant de larguer une navette qui descendait en cet instant vers Caladan.
Que me veulent donc les Sœurs ? Pourquoi envoyer une délégation sur Caladan ? Il n’avait plus eu aucun contact avec la Communauté depuis que Tessia était devenue la concubine de Rhombur. Leur représentante souhaitait l’entretenir d’une affaire de la plus haute importance », mais elle avait refusé l’en dire plus.
Inquiet, il n’avait pas bien dormi. La folie du conflit entre Ecaz et les Moritani lui pesait sur l’esprit. Il avait acquis un certain prestige au sein du Landsraad par son action diplomatique déterminée, mais il avait été bouleversé par l’enlèvement et l’exécution des proches de l’Archiduc Armand. Il avait eu l’occasion de rencontrer la fille d’Armand Ecaz, Sanya, il l’avait trouvée séduisante et avait même un temps envisagé le mariage. Et voilà que les séides de Grumman l’avaient assassinée en même temps que son oncle.
Il savait que cette affaire ne se résoudrait que par une effusion de sang.
Un instant, il fut arraché à ses sombres pensées par un papillon jaune et orange qui voletait au-dessus du vase de fleurs posé sur la table.
Des années auparavant, lors de son Jugement par Forfaiture, le Bene Gesserit lui avait proposé son aide, même s’il n’était pas dupe de cette générosité sans contrepartie. Et Thufir Hawat lui avait donné un avertissement qu’il se rappelait mot pour mot : « Les Bene Gesserit ne sont à la disposition de personne. Elles ont fait cette offre parce qu’elles le voulaient, parce qu’elles en bénéficient d’une façon ou d’une autre. »
Hawat avait raison, bien sûr. Les Sœurs n’avaient pas leur pareil pour contrôler l’information, le pouvoir et la richesse. Une Bene Gesserit de Rang Caché avait épousé l’Empereur Shaddan. IV qui avait lui-même une vieille Diseuse de Vérité à ses côtés en permanence. Et c’était une autre Sœur encore qui avait épousé le ministre de l’épice de Shaddam, le Comte Hasimir Fenring.
Pourquoi se sont-elles constamment intéressées à moi ? s’interrogea Leto.
Le papillon vint se poser sur le dossier magnétique.
Même avec ses capacités intellectuelles de Mentat, Hawat n’avait pas réussi à fournir des projections utiles sur les motivations du Bene Gesserit. Leto pouvait peut-être se risquer à interroger Tessia : en général, elle donnait des réponses nettes. Mais, même si elle faisait désormais partie de la maisonnée, la jeune femme n’en appartenait pas moins à la Communauté des Sœurs. Elle lui restait loyale et aucune organisation dans l’univers ne gardait aussi bien les secrets que le Bene Gesserit.
Dans un éclair coloré, le papillon vint palpiter à hauteur de ses yeux. Leto ouvrit la paume et, à son intense surprise, l’insecte s’y posa, si léger qu’il ne sentit rien.
— Tu aurais des réponses ? fit Leto. C’est ce que tu essaies de me faire comprendre ?
Le papillon lui faisait totalement confiance, il savait qu’il ne lui ferait aucun mal. De même que le peuple de Caladan. Puis il s’envola et alla chercher la rosée dans l’ombre de la table.
Un serviteur surgit.
— Mon Duc, la délégation est arrivée plus tôt que prévu. Elle est déjà au spatioport !
Leto se dressa brusquement, renversant le dossier qui bascula sur le cailloutis de la cour. Le serviteur se précipita, mais il l’écarta en découvrant que le papillon avait été écrasé. Par sa maladresse, il avait tué la fragile créature. Troublé, il resta agenouillé quelques secondes.
— Vous n’avez rien, mon Seigneur ? s’inquiéta le serviteur.
Leto se releva en repoussant le dossier magnétique et les documents avec une expression stoïque.
— Informez les Sœurs que je les verrai dans mon bureau, et non pas au port.
Il attendit que le serviteur s’éloigne pour récupérer le papillon et le poser délicatement entre deux feuillets. Ses ailes étaient intactes. Il se dit qu’il allait le faire placer sous une châsse de cristoplass et qu’il se souviendrait ainsi avec quelle facilité on peut détruire la beauté par mégarde.
Leto était debout derrière son bureau en bois d’elacca, en grand uniforme noir, avec cape verte et insigne ducal. Il s’inclina quand les cinq Sœurs en robe abba entrèrent, conduites par une femme au visage sévère, aux cheveux gris, avec un visage aux joues creuses et des yeux étincelants. Le regard de Leto dévia brièvement vers la jeune beauté qui l’accompagnait avant de revenir sur la vieille femme.
— Je suis la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam, proclama-t-elle sans hostilité mais sans sourire. Je vous remercie de nous avoir accordé cet entretien, Duc Leto Atréides.
— D’ordinaire, je n’accepte pas les visites à si court terme, fit-il en acquiesçant froidement.
Hawat lui avait conseillé de déstabiliser les Sœurs, si possible.
« Néanmoins, puisque votre Communauté en appelle rarement à mon indulgence, je peux faire une exception. (Il eut un geste bref à l’intention d’Hawat et un serviteur ferma aussitôt les portes.) Révérende Mère, puis-je vous présenter Thufir Hawat, mon Commandant de la Sécurité ?
— Ah, le fameux Maître Assassin ! fit Mohiam en affrontant son regard.
Hawat s’inclina brièvement. La tension montait et Leto ne voyait pas comment la dissiper.
Les Sœurs prirent place et l’attention fascinée de Leto revint sur la jeune fille aux cheveux châtain doré qui, elle, restait debout. Elle pouvait avoir dix-sept ans, avec des yeux verts dans l’ovale parfait de son visage, des lèvres pleines et un nez mutin. Son regard était intelligent et elle avait le port d’une reine. Ne l’avait-il pas vue déjà ? Il n’en était pas certain.
Mohiam regarda la jeune fille, droite et rigide, comme s’il existait une tension entre elles.
— Voici Sœur Jessica, une Acolyte très douée, éduquée dans bien des domaines. Nous aimerions la proposer à votre Maison avec nos compliments.
— Nous la proposer ? intervint Hawat d’un ton tranchant Comme servante ou bien comme espionne ?
La fille lui décocha un regard vif mais réprima son indignation.
— Comme épouse, ou simplement comme confidente. C’est au Duc d’en décider. (Mohiam, sereine, affectait d’ignorer le ton accusateur du Mentat.) Les Sœurs du Bene Gesserit ont fait la preuve de leur valeur comme conseillères auprès de bien des Maisons, y compris celle de Corrino.
Elle gardait le regard rivé sur Leto, bien qu’il fût évident qu’elle guettait chacun des mouvements du Mentat.
— Une Sœur sait observer et tirer ses propres conclusions… ce qui ne fait pas d’elle une espionne pour autant. De nombreux nobles considèrent nos femmes comme d’agréables compagnes, belles et douées dans les arts de…
— J’ai déjà une concubine, l’interrompit Leto. La mère de mon fils.
Il jeta un regard à Hawat et devina qu’il était d’ores et déjà plongé dans l’analyse des nouvelles données.
Mohiam eut un sourire entendu.
— Un homme aussi important que vous peut avoir plus d’une femme, Duc Atréides. Vous ne vous êtes pas encore choisi d’épouse.
— À la différence de l’Empereur, je n’entretiens pas de harem.
Les autres Sœurs semblaient s’impatienter, et la Révérende Mère soupira longuement.
— Duc Atréides, le sens traditionnel du mot « harem » inclut toutes les femmes dont un homme est responsable, y compris ses sœurs, sa mère, ses concubines et ses épouses. Il n’a pas de connotation sexuelle.
— Simple jeu verbal, grommela Leto.
— Duc Leto, voulez-vous conclure un marché ?
La Révérende Mère regarda Hawat comme si elle réfléchissait à ce qu’elle pouvait dire ou non en présence du Mentat.
— Une affaire impliquant la Maison des Atréides est parvenue à notre connaissance. Elle concerne un complot ourdi il y a bien des années.
Hawat réagit presque imperceptiblement et concentra toute son attention sur la Révérende Mère.
— Quel complot, Révérende Mère ? demanda doucement Leto.
— Avant de vous révéler cette information essentielle, il conviendrait de nous comprendre. (Leto n’était pas du tout surpris.) Est-ce trop demander pour ce renseignement vital ?
Considérant l’urgence de la situation, Mohiam se disait qu’il faudrait peut-être user de la Voix sur le Duc, mais le Mentat ne manquerait pas de s’en apercevoir.
— Tout autre noble jeune homme serait heureux d’avoir cette adorable enfant auprès de lui… avec tous ses dons.
Les pensées de Leto tournaient en spirale. Il est clair qu’elles veulent avoir quelqu’un ici, sur Caladan. Pourquoi ? Pour exercer leur influence ? Mais Tessia est déjà sur place, si elles ont besoin d’une espionne dans la place. Et puis, la Maison des Atréides est respectée et jouit d’une certaine influence, mais elle n’est pas une des plus puissantes du Landsraad.
Pourquoi ai-je de l’intérêt à leurs yeux ?
Et pour quelles raisons insistent-elles particulièrement sur cette fille ?
Il contourna son bureau et fit un signe à Jessica.
— Avancez.
Elle se glissa jusqu’à lui. Elle avait une tête de moins que Leto et, de près, il vit que sa peau était encore plus satinée et lumineuse. Elle lui adressa un long regard ennuyé.
Il effleura du doigt la soie hâlée de sa peau et dit :
— On prétend que toutes les Bene Gesserit sont des sorcières.
Elle soutint son regard tout en répondant dans un murmure :
— Mais nous avons un cœur et un corps.
Ses lèvres humides étaient si attirantes…
— Certes, à quoi les avez-vous formées ?
— À la loyauté, aux bienfaits de l’amour… aux enfants.
Leto consulta encore une fois Hawat du regard. Le vieux guerrier avait quitté sa transe et il acquiesça brièvement pour lui signifier qu’il ne s’opposait pas au marché. Pourtant, en privé, ils étaient convenus d’une attitude agressive afin de tester la réaction des Bene Gesserit, de les déstabiliser pour que le Mentat les observe plus à loisir. Ils étaient exactement dans le schéma qu’ils avaient envisagé.
Et Leto lança brusquement, avec rage :
— Je ne pense pas que le Bene Gesserit ait jamais donné sans prendre !
— Mais, mon Seigneur…, commença Jessica, sans achever, car Leto venait de tirer un couteau incrusté de pierres précieuses et le pointait sur sa gorge tout en l’attirant contre lui comme s’il la prenait en otage.
Les Sœurs n’esquissèrent pas un geste. Elles considéraient Leto avec un calme absolu, comme si elles étaient prêtes à ce que Jessica se tue si elle le décidait. Mohiam avait toujours son regard impénétrable d’oiseau sombre.
Jessica renversa la tête en arrière, offrant son cou tendre et lisse. Ainsi faisaient les loups, comme on le lui avait enseigné à l’École Mère : offrez votre gorge et l’agresseur recule.
La pointe du couteau mordit d’un rien dans sa peau, imperceptiblement, sans qu’une goutte de sang perle.
— Je n’ai pas confiance dans cette proposition.
Jessica se souvenait de l’ordre que Mohiam lui avait chuchoté à l’instant où elles allaient débarquer de la navette au port spatial de Calaville : « Ne laisse pas la chaîne se briser. Tu dois nous apporter la fille dont nous avons besoin. »
On n’avait jamais dit à Jessica quel était son rôle dans le programme de sélection, et une Acolyte ne pouvait pas poser ce genre de question. Bien des jeunes filles issues de l’École devenaient des concubines dans diverses Grandes Maisons et elle n’avait aucune raison de croire qu’elle était différente des autres. Elle respectait ses supérieures et travaillait durement pour le prouver, mais parfois, l’attitude inflexible de Mohiam l’irritait. Elles avaient eu une querelle durant le voyage et elle en percevait encore les séquelles.
Leto lui murmura au creux de l’oreille : « Je pourrais vous tuer dans l’instant. »
Mais il lui était difficile de simuler la colère. Des années auparavant, à titre de test, on lui avait demandé d’observer ce jeune homme brun depuis un balcon de l’École de Wallach IX, dissimulée dans l’ombre.
Elle laissa son cou reposer sur la pointe du couteau et dit :
— Vous n’êtes pas un tueur inconscient, Leto Atréides. Vous n’avez rien à craindre de moi.
Il écarta la lame, mais garda le bras autour de sa taille.
— Duc Leto, pouvons-nous conclure ce marché ? demanda Mohiam, imperturbable. Je puis vous l’assurer, l’information que nous vous apportons est… édifiante.
Leto n’aimait pas qu’on lui force la main, mais il ne s’en éloigna pas moins de Jessica.
— Vous disiez qu’un complot avait été ourdi contre moi ?
Un sourire se dessina sur les lèvres plissées de Mohiam.
— Avant tout, vous devez signer notre contrat. Jessica restera ici et sera traitée avec le respect qui lui est dû.
Leto et Hawat échangèrent un bref regard.
— Elle pourra demeurer au Castel Caladan, dit-il enfin, mais je n’accepte pas de l’inviter dans mon lit.
Mohiam haussa les épaules.
— Profitez d’elle à votre gré. Jessica est une ressource précieuse et fiable, mais ne gaspillez pas ses talents.
La biologie fera le reste.
— Révérende Mère, lança Hawat, quelle est donc cette information, tellement essentielle ?
— Je faisais référence à un incident survenu il y a quelques années, à l’occasion duquel vous aviez été accusé à tort d’avoir attaqué deux vaisseaux Tleilaxu à bord d’un Long-courrier de la Guilde. Nous avons appris que les Harkonnens étaient responsables.
Leto et Hawat accusèrent le coup, et les sourcils du Mentat se plissèrent tandis qu’il se lançait dans une réflexion intense, attendant des données complémentaires.
— Vous en avez la preuve ? demanda Leto.
— Ils ont utilisé une unité de guerre invisible pour attaquer es vaisseaux Tleilaxu pour que cet attentat vous soit attribué, leur intention étant de déclencher une guerre entre les Atréides et les Tleilaxu. Nous avons l’épave de leur vaisseau invisible.
— Un vaisseau invisible ? Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille.
Il existe pourtant bel et bien. Nous détenons un prototype, le seul existant. Par bonheur, les Harkonnens ont eu des problèmes techniques qui ont provoqué son… crash à proximité de notre École Mère. Nous sommes également parvenues à la conclusion que les Harkonnens sont dans l’incapacité de fabriquer un autre vaisseau du même type.
Le Mentat la scruta longuement.
— Vous avez analysé leur technologie ?
— Nous ne pouvons révéler la nature de ce que nous avons découvert. Une arme aussi effroyable pourrait déclencher le chaos dans l’Imperium.
Leto eut un rire sans joie, soulagé de connaître enfin la réponse à cette question qui le tourmentait depuis quinze ans.
— Thufir, nous allons transmettre cette information au Landsraad afin que mon nom soit lavé à jamais. Révérende Mère, voulez-vous nous fournir toutes les preuves et les documents.
Mohiam secoua la tête.
— Cela ne fait pas partie de notre accord. La tempête est loin. Duc Leto. Votre Jugement par Forfaiture est passé et vous avez été acquitté de toutes les charges.
— Mais pas totalement blanchi. Certaines Grandes Maison me soupçonnent encore d’avoir joué un rôle dans cet attentat. Vous pourriez apporter des preuves à l’appui de mon innocence.
— Est-ce donc tellement important pour vous, Duc Leto ? Vous devriez trouver un moyen plus efficace de vous ôter cette épine du pied. La Communauté ne vous suivra pas dans votre croisade pour réaffirmer votre orgueil et laver votre conscience.
Sous le regard de la Révérende Mère, Leto se sentait désemparé et très jeune.
— Comment pouviez-vous compter me livrer une telle information sans que je réagisse ? Si je n’ai pas de preuve de ce que vous avancez, alors votre information n’a aucun sens.
Mohiam s’assombrit.
— Allons, Duc Leto. La Maison des Atréides ne s’intéresserait-elle qu’à des pièges, à des preuves, des documents ? Je pensais que vous apprécieriez la vérité pour ce qu’elle est. Et c’est la vérité que je viens de vous apporter.
— Ça, c’est ce que vous dites, remarqua Hawat, froidement.
Le chef qui a la sagesse comprend la patience. (Mohiam fit signe à ses consœurs.) Un jour, vous découvrirez la meilleure façon de vous servir de la connaissance. Mais courage… Comprenez simplement que ce qui est réellement advenu à bord de ce Long-courrier a un très grand prix pour vous, Duc Leto.
Hawat était sur le point de protester, mais Leto leva la main.
— Elle a raison, Thufir. Ces réponses sont précieuses pour moi. (Il se tourna vers la fille aux cheveux cuivrés et acheva :) Jessica peut demeurer ici.